Copyright © 1997  -  Equipe Histoire et Société de l'Amérique latine / ALEPH  -  ISSN 1245 - 1517

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Santiago Arcos : à la recherche d'une patrie...
Réforme et révolution, les dilemmes de la décennie de 1850

 

Carla Soto

 Cuando un hombre recorre diversos países y en cada uno de ellos se integra a los movimientos políticos revolucionarios existentes o forma una corriente ideológica lo bastante fuerte como para atraer partidarios, nos hace pensar que no se trata de un exuberante patriota sino, más bien, de un gran idealista que sólo desea una patria para poder sembrar sus ideales.

Introduction

La figure de Santiago Arcos dans sa dimension personnelle nous paraît digne d'attention par l'originalité de sa personnalité, la diversité de ses expériences, la multiplicité de ses engagements des Etats-Unis à la France, en passant par le Chili, l'Argentine, l'Espagne et l'Italie.

Aventurier, romantique, rebelle, idéologue, quarante-huitard sincère, et selon certains de ses contemporains un "déraciné", c'est le représentant parfait d'une génération qui apparaît en Europe au XIXème siècle. Par ailleurs, l'étude et l'analyse de sa personnalité et de ses actions nous permettent de comprendre la vie politique chilienne du milieu du XIXème siècle.

Le personnage

C'est le fils d'Antonio Arcos Arjona, né à Santiago du Chili en 1822. Son père, Espagnol de naissance dont la famille descend de la lignée de Ferdinand VII, déserte l'armée dès l'invasion de la péninsule par les troupes de Napoléon. Après les défaites de Victoria et de Bailén, il part en Angleterre puis aux Etats-Unis, où il entend dire que l'on recherche des officiers expérimentés. C'est ainsi qu'il débarque à Buenos Aires à la fin de l'année 1814, et qu'il est nommé, en janvier 1815, sergent-major des ingénieurs de la Province Unie de Mendoza. Malgré la méfiance des patriotes, sa présence passée dans les troupes françaises joue en sa faveur ; en outre, ses liens avec les loges maçonniques espagnoles sont connus.

 En peu de temps, il devient officier de l'Etat-major du Général San Martin et il est accepté dans la loge Lautaro. Il est envoyé, lors de la première action de l'armée libératrice, au Chili puis est nommé directeur de l'Académie Militaire chilienne, nouvellement créée. Quelques mois plus tard, il reçoit le titre de secrétaire de l'Ordre du Mérite et on lui octroie une rente mensuelle égale à celle que percevait le Directeur Suprême.

 Mais la nuit du 19 mars 1818 bouleverse le cours de son existence. Les forces royalistes de Mariano Osorio entrent dans la ville de Talca, défaisant les patriotes et semant le doute parmi les soldats. Aux premiers coups de feu, mort de peur, Arcos avait pris la fuite, abandonnant ses hommes et désertant de son poste. Quarante heures après le désastre de Cancha Rayada, Arcos est à Valparaíso suppliant qu'on le laisse monter à bord des navires en partance. Cependant, il est reconnu, envoyé à Santiago du Chili et emprisonné pour désertion. San Martin, se souvenant de l'amitié qui l'unissait à Arcos, allège sa peine en le nommant simple soldat du régiment des grenadiers à cheval. La victoire des patriotes à la bataille de Maipo se prépare, tout comme l'humiliation de Arcos.

 A partir de ce moment, Antonio Arcos se consacre au commerce et grâce aux affaires qu'il conclut sous le gouvernement de Bernardo O'Higgins, parvient, en quelques mois, à amasser une fortune considérable[1].

 C'est à cette époque qu'il se marie avec Isabel Arlegui, aristocrate qui, selon B. Vicuña Mackenna dans la Historia de la Jornada del 20 de abril de 1851, avait accepté ce mariage car, vu son âge (30 ans) et sa pauvreté, ses espoirs de trouver un bon parti étaient faibles, malgré sa beauté notoire[2].

Santiago est le quatrième et dernier fils né de l'union entre Antonio Arcos et Isabel Arlegui. Son père a vécu peu de temps au Chili et, après la chute de O'Higgins, le 28 janvier 1823, il doit abandonner le pays. Après un séjour en Argentine, il se rend au Brésil où, grâce à ses activités commerciales, il devient décorateur de somptueuses résidences appartenant aux grandes familles de la Cour brésilienne ; c'est ainsi qu'il voit sa fortune croître de façon spectaculaire. Mais, suspecté d'affaires frauduleuses et du fait de l'instabilité politique du Brésil, il craint de revivre la même situation qu'au Chili et d'être obligé de fuir une nouvelle fois. C'est pour cette raison qu'il décide de partir pour l'Europe et de s'installer en France où Charles X vient d'accéder au trône. A cette date, Santiago Arcos est âgé de deux ans.

 La famille Arcos vit à Paris en hiver et, durant l'été part en Espagne où se noue une amitié intime entre Santiago Arcos et Eugénie de Montijo, future impératrice des Français ; amitié qui se poursuivra en France dans les années 1860 alors qu'Arcos a une trentaine d'années. On sait par ailleurs qu'il était uni par des liens familiaux avec Juan Adolfo Béquer [3].

L'historien chilien Barros Arana a écrit ce qui suit à propos de la vie d'Arcos en France :

"Don Santiago Arcos n'a pas reçu au collège la solide instruction que réclamait sa vive intelligence et son âme ardente et enthousiaste. On lui enseigna ce que les hommes favorisés par la fortune souhaitaient que l'on inculque à leurs enfants pour en faire des hommes du monde : les langues vivantes, la musique, le dessin, l'escrime et les bonnes manières. Son père voulait qu'il soit un commerçant audacieux (...). Le jeune Arcos n'avait aucune inclination pour tout cela, et plus que les affaires, c'était les spéculations sur la théorie économique dont on débattait dans la presse et dans les livres de l'époque qui l'intéressaient"[4].

 On sait peu de choses sur sa vie à Paris. Si Gabriel Sanhueza, un de ses biographes, affirme qu'il aurait fait ses études au lycée Saint-Louis ou au lycée Henri IV, nous ne disposons toutefois pas de sources qui permettent de le confirmer[5]. Ce dont par contre nous sommes sûrs, c'est qu'il a séjourné longtemps en Angleterre et que selon D. Faustino Sarmiento, Arcos parlait l'anglais avec une "rare perfection"[6].

 Sa personnalité et son caractère révèlent une extrême révolte, ainsi qu'en témoignent nombre de ses contemporains. Les raisons en sont nombreuses, depuis son refus de suivre la carrière souhaitée par son père jusqu'à son opposition à participer à la vie familiale. Révolte qui n'est pas non plus étrangère au climat culturel de la Monarchie de Juillet et à la multiplication des sectes, écoles, journaux, clubs et associations qui précèdent la révolution de 1848. Le vocabulaire révolutionnaire et romantique, "les mots Peuple, Fraternité, Egalité, République donnent l'impression d'acquérir une nouvelle signification et d'enrichir leur sens intellectuel et moral"[7].

Peu à peu, les groupes utopiques et les secteurs populaires s'unissent dans une aspiration commune : la démocratie politique. "D'après les principes de 1848, la rencontre entre le mouvement populaire et les utopistes paraissait imminente. Le socialisme des intellectuels bourgeois qui, vers 1830, était bien plus une forme de secte, se convertit en un jeu politique"[8].

A travers Saint-Simon et Fourier, le suffrage universel et le dogme de l'infaillibilité populaire apparaissent dans l'arène politique ainsi que le christianisme de Pierre Leroux et l'idée du "prolétariat de Nazareth". Arcos n'échappe pas à l'influence de ces idées qui circulent, dans le même temps qu'il rejette les idées conservatrices. Des citations qu'il fait dans L'impôt et son recouvrement[9], on peut déduire qu'il commence à participer activement à la vie culturelle parisienne, notamment lorsqu'il mentionne des gens comme Louis Blanc, P. J. Proudhon, Fourier, J. B. Say, etc. De plus, on est presque sûr qu'il participe à certaines sociétés secrètes, républicaines ou socialistes utopiques, surtout si l'on considère la façon dont il a organisé, postérieurement, la Sociedad de la Igualdad : structure de communications entre capitale (Santiago) et les villes de provinces avec des règles strictes pour maintenir le caractère secret de l'association.

En octobre 1844, à l'âge de 22 ans, Arcos réalise un voyage en Argentine. On n'en connaît pas les raisons exactes, mais il n'est pas difficile de penser qu'il s'agissait d'établir des contacts avec les intellectuels argentins de l'époque.

A son retour en France, après une importante discussion avec son père, il décide de retourner définitivement au Chili. On peut alors se demander pourquoi un jeune homme de 25 ans, qui considère la France comme sa véritable patrie, se résout à aller vivre à l'autre bout du monde. Il aurait très bien pu choisir l'Espagne où il avait des parents, ou l'Angleterre. En effet, quels souvenirs pouvait-il conserver du Chili qu'il avait quitté à l'âge de deux ans ?

 Sa mère ne parlait pas Français, alors qu'elle vivait à Paris depuis de nombreuses années et c'est peut-être elle, avec ses souvenirs du Chili, qui avait donné à son fils l'envie d'aller à la recherche de ses racines. Tout ceci s'ajoute à la rencontre récente avec un jeune chilien, Francisco Bilbao, volontairement exilé, condamné par la justice pour une publication anti-conservatrice et anticléricale. Bilbao, petit-fils du français Antoine Beyner, un des précurseurs de l'indépendance du Chili, avait écrit Sociabilidad Chilena en 1844 et c'est avec lui qu'il fondera, quelques années plus tard, la Sociedad de la Igualdad.

 Durant les derniers mois de 1847, Arcos décide de rejoindre Sarmiento aux Etats Unis, lequel avait parcouru l'Europe et se trouvait maintenant en Amérique du Nord en tant qu'agent du gouvernement chilien, avec pour mission de faire des recherches sur l'enseignement. Sarmiento raconte que "le soir on donnait Hernani dans un théâtre improvisé de Garden Castle, et là, nous avons rejoint un groupe de six Sud-Américains : Osma du Pérou, le jeune argentin Alvear (...) et un jeune inconnu qui a vite pris part à la conversation en demandant : connaissez-vous un Monsieur Sarmiento qui a dû arriver d'Europe ? C'était Monsieur Santiago Arcos, qui une fois que je me fus présenté, me dit qu'il arrivait de France pour me rencontrer, que désormais nous serions inséparables l'un de l'autre et que nous étions des amis, de très vieux amis, tout en accompagnant ces paroles de son rire bienveillant, capable de désarmer la réaction la plus suspicieuse (...)"[10].

Le futur président d'Argentine nous dresse ici un portrait d'Arcos comme un jeune homme jovial, romantique, sarcastique, viril et excentrique, capable de "voyager pendant deux jours sur un sac de foin sur le toit d'une diligence que transportait la nourriture pour les chevaux"[11].

 Finalement, Arcos et Sarmiento décident de partir au Chili et arrivent au port de Valparaíso le 24 février 1848, jour de l'abdication de Louis Philippe...

Elégamment vêtu et avec un accent mi-français, mi-andalou, Arcos arrive à Santiago rempli d'admiration pour tout ce qui était français et pour tout qui exprimait la révolution.

"Francisco Bilbao et Santiago Arcos portaient tous les jours des fracs, coupés à la Robespierre et ornés de boutons en métal doré ; un chapeau en velours à visière basse comme celui de Camille Desmoulins ; et un pantalon blanc serré qui ressemblait à celui qui avait été mis à la mode par les Conventionnels qui étaient partisans des principes républicains les plus avancés (...) ; des cheveux longs réunis à l'arrière à hauteur des épaules comme ces philosophes et poètes romantiques plongés dans une profonde réflexion"[12].

 Selon Vicuña Mackenna, Arcos était "prodige" et "écervelé" comme un Andalou, subtile et raffiné comme un Parisien, avisé et perspicace comme un Chilien[13]. Pour sa part, et contredisant les propos antérieurs, Barros Arana le décrit comme un "observateur, doté d'un esprit critique et d'une intelligence alerte, prompt à la plaisanterie (et toujours bien à propos), de contact facile et agréable ; et cultivé dans ses manières"[14]. Jusqu'à cette période, Arcos était considéré avec admiration et respect.

 La violence des événements de juin 1848 retourne l'opinion publique contre Arcos qui incarnait les principes libéraux français. Le jeune Arcos est profondément affecté par sa mise à l'écart de la vie politique chilienne. Le retour de sa famille avec laquelle il entretenait des rapports conflictuels l'incite d'autant plus à quitter le Chili.

Antonio Arcos était commerçant, il partageait son temps entre les affaires qu'il faisait en Europe et l'éducation de sa famille à Paris avec des livres et des institutrices. C'est pour cela que Santiago Arcos Arlegui connaissait Saint-Simon, Fourier et Owen ; et qu'il commence à prêcher en faveur de la réorganisation de la société sous l'impératif de la raison. Mélange de chevalier errant, d'aventurier et de rédempteur des masses, selon ses contemporains, Arcos était un "jeune homme d'une grande ingéniosité d'esprit observateur et critique, d'un humour vif et opportun, aux relations faciles et agréables et savantes"[15].

 Quand il fête ses 26 ans, son père décide de repartir au Chili - la chute de Louis-Philippe et l'explosion populaire de 1848 lui faisant craindre pour ses biens - dans la perspective d'y fonder la Banque Nationale. Durant l'été austral de 1848, Arcos, avec peu d'argent, traverse donc la Cordillère des Andes en direction de Mendoza. Il parcourt la pampa argentine et le fruit de cette expérience est la publication en 1849 dans la Revista de Santiago des Cuentos de tierra adentro o extracto de los apuntes de un viajero.

 Au cours de son voyage, Arcos décide d'affronter la société chilienne, son père et sa famille. A la fin de 1848, il retourne à Santiago. Il ne serait plus le dandy qu'il était, sa rébellion le pousse désormais vers la politique.

Les événements de 1850

Grâce à ses relations et à sa personnalité, Arcos est facilement admis dans les hautes sphères de la société chilienne et il jouit rapidement d'une grande influence dans les cercles de jeunes gens. Au lieu d'aider sa famille à organiser la nouvelle banque, il s'imprègne de la politique du temps et intègre les lieux les plus avancés du libéralisme. C'est de cette façon qu'il devient l'un des fervents acteurs du Club de la Reforma.

 En 1850, après l'échec du projet de la Banque Nationale, son père décide de retourner à Paris, où il meurt quelques années plus tard. Arcos ne veut pas l'accompagner en France et reste vivre à Santiago avec une petite pension de 100 pesos par mois.

 Ami des penseurs les plus révolutionnaires de l'époque au Chili, comme Eusebio Lillo, Manuel Recabarren, Vicuña Mackenna, José Zapiola et Francisco Bilbao, Arcos fonde un groupe qui sert de refuge aux plus grands libéraux opposés au gouvernement de Manuel Bulnes. Conséquence de l'intense débat, Arcos crée, en 1850, avec l'appui de Bilbao, La Sociedad de la Igualdad.

 L'initiative de cette création revient au jeune Arcos : "nous lui rendons cet hommage, avec beaucoup de justice, d'autant plus que nous croyons que personne n'était plus approprié que lui. En effet, qui pouvait se présenter avec plus de prestige qu'un jeune homme de grande fortune et occupant une haute position sociale ? Tout le prédisposait à la cause du peuple. Seul l'esprit aveugle de parti a pu y voir des visées personnelles. Nous qui ne l'avons jamais perdu de vue, nous ne nous trompons pas en le considérant comme un grand ami du peuple, ou comme un socialiste, si l'on peut donner un tel nom à un homme comme Arcos qui consacra une grande partie de sa vie à étudier les besoins des pauvres pour trouver les moyens de guérir ce mal. A ces valeurs, il faut ajouter ses connaissances des problèmes économiques et politiques qui honoreraient un grand nombre de nos hommes publics".[16]

 Pour l'historien Domingo Amunátegui Solar, l'apparition subite du socialisme dans les cercles libéraux est le fait de Bilbao et de Santiago Arcos, ce qui eut des conséquences directes sur les événements de 1850[17].

Arcos était considéré par ses contemporains non seulement comme un socialiste, mais aussi comme un romantique. En effet, le poète romantique français Alphonse de Lamartine, dont l'oeuvre sur les Girondins bouleversa la société chilienne, avait inspiré toute une génération de jeunes gens qui luttaient pour le libéralisme ; ces derniers prenaient d'ailleurs souvent des pseudonymes tirés du livre. Ainsi, Lastarria s'appelait Brissot ; Francisco Bilbao, Vergniaud ; Pedro Urgate, Danton ; Manuel Bilbao, Saint-Just ; et Santiago Arcos, Marat[18].

 Au départ, Arcos veut réaliser ses plans au sein de la jeunesse libérale ou filopolíta, comme on l'appelait, mais se rend compte que ce n'était pas le milieu le plus approprié pour mener à bien son projet ; il se tourne donc vers le peuple pour y trouver l'arme de son combat. La Sociedad de la Igualdad adopte comme formule d'admission "la souveraineté du peuple comme base de toute politique" et Arcos insiste sur le fait que les travaux de la Société "devaient non seulement avoir comme objectif la victoire d'un candidat progressiste, mais aussi débarrasser le peuple de la tutelle à laquelle il était soumis"[19].

 La politique des égalitaires de 1850 naît du rejet de la candidature de Manuel Montt à la présidence de la République. Manuel Guerrero soutenait :

"La Sociedad de la Igualdad rejette la candidature de Manuel Montt, parce qu'elle représente l'état de siège, les déportations, les exilés, les tribunaux militaires, la corruption de la justice, l'assassinat du peuple, les tourments liés aux procédés employés par la justice criminelle, la loi sur la presse, l'usure, la répression, ainsi que le préjudice des intérêts nationaux et surtout ce qui concerne le droit de se regrouper"[20].

 Cependant, le discours de la Sociedad de la Igualdad, au lieu d'entraîner le retrait de Montt, consolide sa position de candidat et provoque l'instauration de l'état de siège dans les villes d'Aconcagua et de Santiago, ainsi que l'emprisonnement d'une grande partie des égalitaires. Le 7 novembre, l'état de siège est décrété dans tout le pays et la police arrête à leurs domiciles ou dans la rue José Victorino Lastarria, Federico Errázuriz ; les députés Manuel Guerrero, Eusebio Lillo, José Zapiola, Ramón Mondaca, Ambrosio Larrechea, José Antonio Alemparte, Santiago Arcos et bien d'autres.

 Un grand nombre des égalitaires parviennent à se cacher ; cependant, au moment de l'exil, ils ne peuvent échapper aux autorités. Les détenus sont déportés vers certaines provinces du sud du pays, tandis que l'Argentine et le Pérou leur offrent l'asile politique.

 En octobre 1852, Arcos est détenu à la prison de Santiago ; on le remet en liberté à la seule condition qu'il quitte le pays. De sa cellule, il écrit à son inséparable compagnon de lutte, Francisco Bilbao. Dans cette lettre, reproduite dans le livre de l'historien Vicuña Mackenna, Historia Política del 20 de abril, Arcos accuse les libéraux de réactionnaires et d'opportunistes et affirme :

"retardés comme les pelucones[21], ils croient que la révolution consiste seulement à prendre les armes et se débarrasser des vauriens qui gouvernent, hors de la paresse présidentielle et ministérielle, et de gouverner eux-mêmes".

 S'inspirant des clubs français de l'époque[22], et d'empreinte idéologique plus libérale, le Club de la Réforme, fondé en 1849, et la Sociedad de la Igualdad créée en 1850, constituent les véritables instances exprimant un esprit d'opposition, qui ne reçoit pas l'appui de l'élite. La Sociedad de la Igualdad a eu une plus grande influence car ses fondateurs, Francisco Bilbao et Santiago Arcos, coexistent avec les secteurs populaires, avec d'anciens membres de la Société de l'Ordre, comme Domingo Santa María, et avec les secteurs de l'élite traditionnelle, comme Rafael Vial, Bruno Larraín, Federico Errázuriz et d'autres, tous ayant pour mission de faire jaillir au sein du peuple "la conscience de classe"[23].

 La Sociedad de la Igualdad renforce peu à peu ses positions révolutionnaires, au fur et à mesure que le gouvernement augmente les menaces contre elle. Le gouvernement n'écoute pas les appels à la réforme de la Constitution, la Garde Nationale, la volonté de créer une banque, etc.[24] Pendant ce temps, l'opposition remet un programme de réformes des lois de la presse et des élections, favorisant la loi sur les mariages mixtes et abolissant le monopole. Entre autres réponses de Bulnes à ces défis politiques, il y a la nomination au poste de Ministre de l'Intérieur de l'un de ses hommes les plus autoritaires, Antonio Varas, qui remplace Manuel Camilo Vial, méprisé depuis son résultat médiocre aux élections parlementaires du mois de mars 1849.

 L'opposition essaie de fonder un parti politique pendant que la Sociedad de la Igualdad tente de renforcer son assise sociale. Un des jalons fondateurs du Parti libéral est la publication d'un programme de réformes (6 août 1849), qui se fait l'écho des partisans du nouvel ordre politique.

 Ce nouvel ordre que propose l'opposition, n'est pas vraiment révolutionnaire : en effet, il ne s'agit pas d'une modification radicale mais d'une remise au goût du jour des idées de l'opposition, afin de créer peu à peu les conditions du changements. Comme disait El Progreso, ils ne prétendaient pas "mettre le pouvoir dans les mains du peuple", mais éduquer le peuple de telle manière qu'il puisse acquérir les moyens "de juger et de connaître les choses publiques". A ce moment, on se demande, "pourquoi devrions-nous l'exclure de la participation légale que doit avoir tout citoyen, pour le progrès de son pays ?". Le journal reconnaît que la participation est le fondement "de la véritable démocratie"[25].

 Pour la première fois, l'opposition a recours, en janvier 1850, à l'arme constitutionnel consistant à retarder l'approbation de la loi de contribution comme moyen de pression politique, inaugurant par là le style des pratiques parlementaires qui domineront toute la période postérieure à 1860. Si, en cette occasion, ce délai est utilisé seulement lors de trois sessions, les perspectives semblent claires étant donné la faiblesse croissante du pouvoir exécutif, face à un parlement qui utilise les moyens de pression à sa portée. Le problème est que les moyens pour parvenir à la réforme prennent en compte les résistances du régime envers celle-ci, et tendent, comme le craignent certains, vers la révolution, mesure extrême, même s'il n'existe pas de véritable défi à l'ordre social que tous continuent de défendre. El Progreso le reconnaît quand il constate la profondeur du "fossé" :

"Amis (...) de la paix, certains que la guerre civile ne pourra rien nous apporter, et qu'au contraire, elle nous fera peut-être perdre une position sociale avantageuse et dont nous sommes fiers, nous n'hésiterons pas si l'hypothèse sur laquelle nous discutons se vérifiait, à invoquer le droit de se rebeller"[26].

 A mesure qu'apparaît de nouveau le fantôme des élections présidentielles, la lutte pour le pouvoir entre les factions contribue à radicaliser les positions. Au niveau des faits, la décision de Bulnes de soutenir (presque synonyme de désigner, si l'on considère le contrôle électoral qu'exerce le pouvoir exécutif) Manuel Montt paraît déterminante et apparaît comme un symbole de son autoritarisme acharné. Cette nouvelle gifle aux secteurs progressistes arrive au moment où ses membres sont enfin sortis de leurs livres et que les liens entre les factions sont de plus en plus importants. Le Premier Mandataire l'admet dans une lettre qu'il envoie au Colonel Eugenio Necochea, dans laquelle il réfléchit à sa succession. Défendant la candidature de Montt, il écrit :

"Il n'y a pas d'autre candidat possible pour les conservateurs, même s'il y en a qui aiment suffissamment la paix et les progrès assurés plus que Monsieur Manuel Montt. C'est le seul qui présente les garanties d'ordre et de stabilité nécessaires vu les circonstances dans lesquelles se trouve le pays ; et c'est le seul accepté par le parti conservateur. Ce serait nous diviser et donner la victoire aux ennemis de l'ordre si l'on en choisissait un autre aussi digne et méritoire qu'il soit"[27]. Dans la même lettre, il sollicite la collaboration de Necochea, en vertu de "son engagement pour la cause de l'ordre et de la stabilité de nos institutions"[28].

 La période qui va de l'année 1850 à l'arrivée de Manuel Montt au pouvoir, l'année suivante, voit croître un processus d'idéologisation des concepts, l'enrôlement de l'opinion publique au sein de partis et le questionnement, du côté de l'opposition, des notions qui l'avaient jusqu'alors unie à la classe dirigeante. Comme nous l'avons déjà vu, Bulnes et son gouvernement se définissent comme des conservateurs tandis que les libéraux cherchent à fonder un parti et à désigner le candidat qui les représenterait. Ils pensent d'abord à Ramón Errazuriz, un homme à qui il manque évidemment l'esprit de lutte contre les inégalités. Finalement, l'opposition se regroupe autour du général José María de la Cruz, un parent de Bulnes doté d'un grand prestige à Concepción.

 Le recours à l'ordre socio-politique acquiert une telle importance à cette époque que les secteurs opposés aux plans de succession du Président Bulnes dénoncent publiquement l'attitude du parti conservateur, lequel justifie sa peur du désordre par le risque de l'anarchie. "L'ordre ne vaut rien s'il ne sert pas le bien et qu'il n'est pas appuyé par la justice et la morale", déclare El Progreso en 1850[29], paradoxalement converti en porte-voix du progressisme. Avec son discours qui attaque les bases mêmes de la confiance historique, l'opposition laisse le groupe dirigeant sans soutien, d'autant plus qu'elle insinue que l'autoritarisme porte atteinte à l'ordre aussi gravement que la révolution. Donc, on dénonce l'ordre comme un moyen "hypocrite" utilisé par le gouvernement pour maintenir sa prédominance, "confondant de mauvaise foi la liberté avec la licence et l'agitation salutaire aux démocraties avec les désordres immoraux et sanguinaires de la force brutale". On suggère que la réforme est essentielle à l'ordre, "comme un moyen de rendre plus effectives les institutions républicaines..."[30]. Dans une série d'articles de presse publiés dans El Progreso, le coup de grâce est donné à la notion d'ordre social conçue par Portales, lorsque l'existence de deux ordres, conceptuellement et moralement valides, est légitimée tout en affirmant l'existence de deux désordres : celui qui émane du gouvernement voulant éviter les réformes, et celui qui pourrait venir de la révolution populaire. Le premier sert un ordre considéré comme "oligarchique" et propre à "une faction arriérée" ; le second s'instaurerait avec la "révolution pacifique sans effusion de sang"[31].

 Le paradoxe réside dans le fait que, pendant que le pays se prépare politiquement à la révolution à travers un discours idéologique enflammé, il n'y a pas d'indices montrant que l'ordre qui unit les acteurs politiques, essentiellement dans ses aspects d'hégémonie sociale, est mis en doute intentionnellement. En fait, la peur de l'anarchie continue d'être un dénominateur commun. Le temps n'est pas encore venu pour qu'éclate un conflit idéologique important à l'intérieur de la classe dirigeante. C'est ce qu'admet José V. Lastarria, un des auteurs du Manifeste Libéral, quand il compare la Chili à la France et qu'il dit que son pays n'a pas de "sectes" ou "d'écoles" comme on en voit là-bas :

 "Entre nous il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de différences si marquées, parce que les principes de notre programme ne sont rien de plus que différentes nuances d'un seul système : ils font référence à l'administration, au fonctionnement du gouvernement, et ils sont seulement à la portée de quelques hommes qui s'élèvent à ce degré de la politique, mais jamais du peuple".

Lastarria perçoit que les Chiliens sont habitués "à respecter ce que l'on appelle l'ordre établi, et qu'il ne s'agit pas d'autre chose que de sa permanence dans le commandement..."[32]. C'est-à-dire qu'il reconnaît que malgré les disputes et les rivalités, le consensus qui règne au sein de l'élite reste en vigueur, et que son hégémonie s'appuie sur la classe politique qui détient indiscutablement le pouvoir.

Deux partis en opposition

Quelles sont donc les différences qui conduisent à une situation d'affrontement ? Certaines réformes, favorisées par l'opposition, ont été mentionnées et constituent un véritable point de désaccord. Il y a, cependant, une renaissance de cet "esprit de fronde"[33] qui réagit négativement à l'autoritarisme du Président quand son recours n'est pas perçu comme nécessaire à la défense des intérêts communs du groupe dirigeant. C'est cela qui transforme la révolution de 1851 en une lutte entre fractions. L'opposition commence à avoir un profil politique propre, qui n'a pas sa place dans le pacte politique portalianiste : il s'agit d'un libéralisme aux tendances démocratiques croissantes, qui surgit au sein même de la classe dirigeante sans volonté de faire violence à son ciment social, mais dépourvue d'espace politique.

Les conservateurs, comme l'écrit Bulnes, sont "ce grand parti qui aspire en même temps au progrès et à l'ordre, et qui représente la majorité de l'opinion"[34]. Les libéraux sont constitués en partie par des jeunes qui se sont frottés, durant la décennie de 1840, au nouvel esprit de l'ouverture politique et mentale, mêlés aux anciens pipiolos, et par les ennemis circonstanciels, c'est-à-dire les fidèles pelucones pour critiquer le ministre Vial. "Leurs rêves sont dangereux", affirmait Alberto Edwards[35] en parlant des libéraux. Effectivement, comme Scylla et Charybde, ils se débattent entre leur ralliement aux idées de la modernité républicaine et la volonté de les appliquer au Chili, et leur appartenance à un groupe social dont l'hégémonie pourrait être remise en question si ces mêmes idées triomphaient. Ils sont donc pris entre deux feux.

 La lutte électorale se joue entre ces deux partis opposés, définis par les polarités convervateur/libéral ; ordre/anarchie ; républicains/ tyranniques. Les concepts de démocratie, liberté, peuple et égalité sont au centre des discussions. "En réalité il n'y a pas deux partis : celui des bons et celui des méchants... Le parti du mal au Chili s'est d'abord appelé pelucón et aujourd'hui il s'appelle conservateur. Le parti du bien s'est appelé libéral ou pipiolo, aujourd'hui il s'appelle le parti de la fraternité", publie El Progreso au moment des fêtes patriotiques de 1850[36]. Luttant pour des principes relativement proches, les deux partis incitent à la méfiance de l'autre de façon manichéenne. "Que croyez-vous que l'opposition promettra ?", se demande El Mercurio. "Constituer la tyrannie ? Humilier le peuple ?. Les grandes protestations de libéralisme, d'égalité, d'amour du peuple sont déjà discréditées par les oppositions de la campagne électorale". Et il ajoute : "ce qui est fondamental c'est de voir un gouvernement (...) avancer vers la réalité de la démocratie par la pratique de la liberté et l'avancée du Progrès"[37]. Les libéraux répondent : "Non, nous ne vivons pas en République". Pour eux, le pays est dominé par "la constitution de la monarchie jésuite", tandis que "la République est la cité de Dieu. C'est la loi de l'union imposée aux créatures libres". C'est-à-dire qu'ils cherchent tous à s'approprier les concepts politiques du libéralisme, même ceux que l'on appelle conservateurs. Dans un Manifeste de la Junte dirigeante du "Parti Progressiste", on signale : "Nous déclarons que nous ne croyons pas qu'il existe une conspiration contre l'ordre public et que nous nous engageons à le soutenir et à faire respecter la loi par tous les moyens qui sont à notre disposition"[38]. Cette déclaration est signée, entre autres, par Lastarria, Salvador Sanfuentes et Domingo Santa María.

 Les différences doctrinales se rencontrent dans la rapidité du changement, dans la méfiance vis-à-vis des méthodes brusques et dans le changement que favorisent les libéraux. El Amigo del Pueblo, journal fondé par les libéraux, définit les conservateurs comme rétrogrades par essence et affirme qu'ils "confinent El Progreso dans l'immuabilité des choses et dans la paix des tombeaux"[39]. De là, El Mercurio se demande :

"Que faire ? Laisser le fil de la tradition se casser, que le passé du Chili soit enterré en un jour, que l'oeuvre savante du temps soit remplacée par l'oeuvre insensée de l'inexpérience ? Que faire face à la conviction qu'un changement brusque dans la façon d'être du peuple ne peut apporter autre chose que des maux profonds ?"[40].

Le manichéisme suggéré dans la description des deux partis politiques est repris dans toute la presse. La Barra, un journal opposé à Bulnes, écrit : "La lutte actuelle s'est engagée entre deux systèmes politiques diamétralement opposés". L'opposition, pour eux, est le groupe qui cherche à modifier les lois et les institutions, pendant que "le gouvernement, au contraire, s'efforce de conserver le passé, nécessaire à l'ordre qui maintient au pouvoir un cercle d'hommes déterminés (...)"[41].

 Tout en dénonçant un ordre maintenu par le gouvernement, les deux partis se posent eux-mêmes comme les défenseurs de l'ordre. Les libéraux se définissent comme "des hommes honnêtes, amoureux de l'ordre, nourris des principes qu'ils proclamèrent en 1810"[42]. Ils ajoutent aussi : "Vive l'ordre s'il repose sur la fraternité, l'harmonie qui doit exister entre tous les hommes et tous les intérêts de la société"[43]. Le même journal, à un autre moment, affirme qu'"aujourd'hui le mot ordre est devenu ridicule"[44]. En réalité, l'ordre n'est plus un concept qui se définit de façon univoque entre les deux partis. C'est-à-dire que deux ordres prennent forme : "Qu'est-ce que ces gens appellent ordre ?", se demande El Amigo del Pueblo en se référant au gouvernement. Et il répond :

"Ils appellent "ordre" le monopole du gouvernement, la conservation de ses bastions... la pérennité de toutes les choses dans l'état où elles se trouvent aujourd'hui... Nous ne voulons pas de cet ordre...A bas cet ordre diabolique qui n'est pas autre chose que l'organisation du mal !"[45]

 El Mercurio aussi met en relation le concept d'ordre et les partis :

 "Les partis sont au nombre de deux : un conservateur, dont nous sommes membres, dont le système de gouvernement est l'ordre et le progrès graduel. L'autre d'opposition qui veut le progrès rapide, c'est-à-dire, la démolition et la reconstruction par n'importe quel moyen"[46].

 Dans la dénonciation de l'ordre gouvernemental, celui-ci apparaît comme l'excuse qui permet de retarder les réformes réclamées par les libéraux et de justifier les états d'exception grâce auxquels le gouvernement se pose en défenseur contre le risque d'anarchie. Dans l'imaginaire républicain de l'époque, la défense de l'ordre contre l'anarchie légitime le pouvoir politique. Comme le reconnaît El Amigo del Pueblo dans un autre article :

"Voici que la faction qui gouverne se propose d'exploiter les Chiliens de ce côté. Cette faction a donné une grande importance au mot ordre, et a attribué un grand prestige à ceux qui se prétendent des hommes d'ordre ; mais c'est parce qu'elle a aussi besoin de tranquillité pour se maintenir au pouvoir. Ainsi, comme les propriétaires qui veulent conserver leurs richesses, la faction qui gouverne veut conserver le pouvoir (...)"[47]

 Quand Antonio Varas prend la tête du ministère et que le gouvernement entre dans la phase finale pour parvenir au triomphe de Manuel Montt, les autorités redoublent d'effort pour devenir les détenteurs du concept d'ordre. El Verdarero Chileno, journal du nouveau ministère, se définit comme "l'organe des idées de l'ordre" et qualifie ses détracteurs d'"anarchistes"[48]. Varas lui-même sollicite l'aide de ses "amis députés" contre l'opposition à la Chambre à l'annonce de son programme qu'il décrit comme suit dans une lettre : "Conserver l'ordre, donner une réalité aux institutions qui nous régissent et donner une impulsion au progrès moral et matériel, ceci résume ce que l'on pourrait appeler un programme"[49]. L'appropriation du concept d'ordre est une des raisons de la lutte entre les deux partis. L'influence de ce concept sur l'opinion publique de l'époque est telle que ses défenseurs seront sans doute les vainqueurs. L'opposition a en sa défaveur l'ambiguïté de son discours. Pour dénoncer la manipulation du concept, elle doit dénaturer l'ordre que le gouvernement propose. Cependant, un ordre nouveau légitime le changement : n'importe quelle réforme institutionnelle, dans le contexte d'une structure de pouvoir assez solide, rend vraisemblable tout changement brusque ou révolution, synonyme de l'anarchie tant redoutée.

 La position officielle est, dans cette perspective, plus facile. Elle peut avoir recours, comme elle le fait, à son rôle de garante de l'ordre traditionnel. De même, il lui est possible d'utiliser en sa faveur l'existence d'un ordre naturel "figé par les lois édictées par la sagesse de Dieu"[50]. Le gouvernement peut aussi se poser comme le défenseur naturel des intérêts économiques des riches. Par là, il dénonce l'opposition comme le groupe qui va perturber cet ordre économique naturel :

"La nature a établi différents niveaux de graduation de la fortune, du confort et des plaisirs des hommes qui arrivent au monde ; une partie de ces hommes possède une certaine quantité de biens, puis viennent d'autres hommes, et ainsi successivement (...) s'il est permis de passer d'une classe à l'autre par le travail, la moralité et la fortune (...) avoir recours à la violence et aux crimes, au vol et à l'assassinat, c'est bouleverser les lois de la nature"[51]

 Le journal El Conservador abonde dans ce sens : "Le progrès pour nous c'est le maintien de l'ordre, l'éducation du peuple, la protection de l'industrie, l'intelligence administrative, le déroulement de la démocratie personnifiés dans un homme qui a étudié le mieux les nécessités, la situation, les antécédents et l'avenir du pays ; le seul capable de les mener à bien par son talent"[52]. L'éditorial est de la même teneur, lorsqu'il affirme que "l'ordre est le capital le plus important investi par le Chili dans le commerce mondial", non sans mettre en garde : "En troublant l'ordre, nous compromettrons la liberté, les garanties, les institutions, comme l'instruction et le bien-être, la confiance (...) avec les étrangers, le capital grâce auquel nous commerçons avec les autres nations du globe"[53].

 L'ordre ainsi défini apparaît attaché de manière prédominante au groupe dirigeant, perçu comme une classe sociale. Il en découle naturellement qu'il est le secteur qui détient légitimement l'autorité politique. En rapport avec cela, El Verdadero Chileno écrit :

 "Les sociétés restent en paix quand on agite pas certains éléments du mal, qui gisent comme s'ils étaient endormis ; la haine d'une classe pour une autre, l'esprit de rébellion et d'audace contre l'autorité établie... toutes ces mauvaises passions sont en train de s'allumer dans la classe ouvrière..."[54]

 Les critiques envers les clubs qui surgissent, mûs par l'exemple français et réunissant des dissidents politiques appartenant au groupe dirigeant, s'appuient sur ce même argument. Les clubs sont des groupes d'origine essentiellement aristocratiques. C'est en ce sens que se définit Le Conseil du Peuple, la Société de l'Ordre : le club réunit des "hommes égaux au niveau de leur position sociale et unis par un but commun"[55]. Il est donc très grave qu'un club comme celui de la Sociedad de la Igualdad propose des moyens portant atteinte à cet ordre social. Ce même journal l'admet quand il affirme : "Des hommes vêtus à l'européenne qui dirigent des ouvriers et des artisans : ceci n'est pas un club. Il y a une relation maîtres et disciples"[56].

La Sociedad de la Igualdad : l'appel au peuple

Le premier signe d'un changement du climat politique est venu de la Sociedad de la Igualdad, non seulement en raison de son langage révolutionnaire, mais surtout du fait de son appel au peuple. Elle envahit le débat politique, entraînant une radicalisation des positions les plus conservatrices, et ce jusqu'à l'éclatement de la Révolution de 1851. On craint sa force de mobilisation, et sa capacité à provoquer le désordre public, attirant autour d'elle "les milliers de bras qui constituent la population, qui ne possèdent rien, qui n'ont rien à perdre, et auxquels on dit que le changement leur apportera tout ce dont ils manquent"[57].On craint la participation dans la Sociedad de la Igualdad des intellectuels comme Francisco Bilbao, qui "croit que l'on doit, au prix du martyr et du sang, arracher au peuple ses sentiments religieux et son habitude d'obéir au gouvernement pour mettre en pratique ses théories, la démocratie la plus absolue et l'égalité la plus chimérique"[58]. Finalement, on a peur qu'en promouvant un nouvel ordre politique, la Sociedad de la Igualdad ne bouleverse l'ordre social. Ceci vient du fait qu'elle se soit fixé pour objectif d'établir la république avec une pleine participation populaire. Se référant toujours à la "république future", elle promet le crédit public, la réforme de la justice, des impôts sur la richesse, etc. "En fait, citoyens, pour entrer en pleine possession de tout ce dont l'usurpation vous a dépossédés, constituez la république future" : voilà ce à quoi incite la Sociedad de la Igualdad [59].

 Le changement dans le discours indique qu'il se produit une mutation progressive dans les fondements mêmes du dialogue politique : "Le pays croyait par la foi, et on lui a dit "réfléchissez pour croire"", affirmait El Mercuri[60]. Ceux qui introduisent cette nouvelle méthode sont les jeunes gens qui, outre leurs aspirations intellectuelles et bien quils soient membres du groupe dirigeant, s'inspirent de doctrines politiques précises. C'est la pensée, plus que la tradition et la foi, qui guide ces hommes nouveaux.

"Soudain, on a entrepris de rompre ouvertement, du jour au lendemain, avec les anciennes habitudes, et de transformer la société chilienne, religieuse, immobile, économe, pragmatique, en une société philosophique, turbulente, utopiste, détachée des biens matériels"[61].

 La philosophie, pour la classe dirigeante chilienne de l'époque, est considérée comme l'expression de la modernité et la source des idées nouvelles, mais également comme la responsable du dévoiement des secteurs réformistes. On traite d'"utopistes" ceux qui se qualifient de socialistes et qui, à ce moment-là, sont associés aux libéraux.

 En quoi consiste le discours des "égalitaristes", libéraux ou socialistes ? Dans le mémoire que Lastarria présente à la Sociedad de la Igualdad le 20 mars 1850, pour donner son opinion concernant la faiblesse du groupe du fait d'un manque de direction, d'engagement idéologique, d'un corps de doctrine et de principes fermes, il reconnaît en partie que l'échec de la candidature est dû au fait que le gouvernement a feint de "défendre un intérêt national, celui de l'ordre et de la stabilité, masquant ainsi son égoïsme et son intérêt personnel." Quant au Peuple, il déclare que celui-ci ne les comprend pas "parce qu'il n'a pas l'idée d'une situation meilleure que celle dans laquelle il se trouve. Les hommes éclairés du Chili, [au contraire], peuvent percevoir la manoeuvre, mais ils ne trouvent pas de garantie qui puisse les convaincre d'attendre cela de nous"[62].

 La Sociedad de la Igualdad va tenter de combler ce déficit théorique. Le journal El Amigo del Pueblo, fondé entre autres par Lastarria lui-même, va servir d'intermédiaire entre les "hommes éclairés" et le "peuple". En premier lieu, ils tentent de démontrer que la clameur populaire est une menace qui a été fabriquée historiquement dans le seul but d'empêcher l'avènement de la république. "Au Chili, pour affaiblir le système républicain, on a eu pour habitude de s'alarmer chaque fois que le peuple s'est levé pour intervenir dans les discussions publiques"[63]. Un éditorial de La Barra, journal d'opposition, affirme : "A peine commence-t-on à sentir le moindre indice de mouvement social, à peine le peuple se réunit-il et se met-il à penser, qu'immédiatement le rétrograde nous assomme avec son discours d'ordre et prétend grâce à lui empêcher tout mouvement salutaire, toute pensée réformatrice"[64]. Cependant, pour l'auteur de cet éditorial, on ne doit pas avoir peur du peuple, puisque dans ce pays "il est obéissant et paisible"[65]. "L'agitation n'est pas dans le peuple, mais dans le cercle des conjurés politiques qui travaillent à la ruine de la république", déclare pour sa part El Amigo del Pueblo[66]. La Barra, écrit à ce propos : "L'agitation bienfaisante qui agite et anime la classe ouvrière fait peur aux valets du pouvoir : pour la détourner de son sens, on en appelle à la calomnie, on parle de fins anarchiques chez les personnes qui composent les groupes de la nombreuse société d'ouvriers qui travaillent à Santiago, et bien plus encore, on demande aux prêtres qu'ils fustigent en chaire et au confessionnal cette association de paix et de fraternité (...)"[67] .

 Particulièrement à travers la presse, l'opposition qui soutient et participe à la Sociedad de la Igualdad associe de plus en plus l'idée républicaine avec l'octroi de droits au peuple : "(...) Nous nous situons aux côtés du peuple", écrit El Progreso, dénonçant le gouvernement qui les accuse d'être des anarchistes alors qu'en réalité ils se considèrent comme les authentiques républicains et affirment vouloir "également l'ordre"[68].

Dans le même temps, il affirme que la Sociedad de la Igualdad maintient "une distance minimale avec les mouvements populaires qui sont généralement les plus sûrs précurseurs de la guerre civile", mais qui pourtant croient en la "révolution pacifique", faisait ici allusion, comme à d'autres moments, à l'aveuglement de Louis-Philippe et de son ministre Guizot, lesquels ont été victimes de la révolution pour ne pas avoir accepté de procéder à des réformes. C'est-à-dire qu'en même temps que les journaux libéraux dénoncent la peur du peuple, ils l'entretiennent en parlant d'intérêts de classes irréconciliables. Ainsi, par exemple, quand La Barra annonce que le peuple se prépare au combat et qu'"un seul coup suffira pour abattre le vieil édifice des temps de l'absolutisme", tout en disant que ce changement se produira "sans que la paix ne soit pour cela troublée un seul instant"[69].

Ce que le groupe dirigeant a du mal à accepter, c'est que les ouvriers ont déjà "conscience de leur propre dignité et des droits de l'homme", ce qui les convertit, de fait, en citoyens, comme le reconnaît El Progreso[70]. Mais également, parce que ce même journal publie une série d'articles sur la "condition des ouvriers"[71], où il dénonce l'indifférence du gouvernement face à la misère populaire, et où il exprime sa méfiance quant à la nécessité de moraliser le peuple, impératif qui fait consensus parmi la classe dirigeante durant ces années, bien plus que la nécessité de lui octroyer des droits politiques.

 Les secteurs gouvernementaux conservateurs accueillent effectivement ces discours avec crainte. Dans une allusion explicite à la presse, El Mercurio, journal des conservateurs, publie : "Ce que sème l'opposition à Santiago avec ses clubs et ses groupes de partisans organisés n'est pas, de toute évidence, la guerre civile". Cependant, El Mercurio les accuse de prendre en charge la souffrance de la population, "en rendant responsable des personnes précises, des causes visibles, des faits hors de portée du pouvoir humain". Avec tout cela, ils sèment le conflit social, "tremblement de terre qui engloutit sous les ruines une société entière en une nuit funeste"[72].

 Cette sorte de campagne de terreur n'a pour résultat que de semer la violence dans un discours politique déjà virulent. En effet, à mesure que l'opposition prend conscience que le pouvoir est fortement lié au contrôle des peurs exprimées dans le discours politique, il tente de déposséder le gouvernement de ses consignes de lutte et d'imposer les siennes à tout prix.

La presse d'opposition insiste souvent sur le paradoxe de la notion d'ordre oligarchique. "Le mot ordre est la bannière reprisée avec laquelle ces conspirateurs modernes ont sonné l'alarme et ont voulu réveiller la haine contre le parti réformiste (...)", écrit El Progreso[73]. "Et ils insistent sur le fait que nous n'ayons pas voulu mettre le pouvoir entre les mains du peuple", sans comprendre qu'ils ne rompront pas le consensus élitiste en prétendant changer le pouvoir institutionnel de main, mais au contraire en brisant les normes du contrôle social qui ne permettent qu'un changement graduel, et qui n'admettent pas pour le moment l'intégration sociale et politique d'autres groupes sociaux. Bien sûr, quand les opposants affirment qu'ils veulent éduquer les classes ouvrières et les mettre "en position de juger, de connaître la chose publique" afin de leur accorder une "participation légale" pour parvenir à "la vraie démocratie", ils contribuent déjà à modifier les règles du jeu qui refusaient l'octroi de droits aux autres secteurs sociaux, d'autant qu'il existe des intérêts conflictuels[74].

 Cependant, la partie la plus épineuse du problème posé par la Sociedad de la Igualdad et par les opposants, demeure, plus que le risque concret qu'ils font courir à la stabilité institutionnelle par leur appel au peuple, le fait de diffuser un discours idéologiquement conflictuel parmi les membres de la classe dirigeante. Ceci atteste de la réalité d'une multiplicité d'intérêts, perçue comme la véritable menace. Cette menace devient de plus en plus évidente, notamment lorsqu'est discuté à la Chambre le problème des privilèges. En effet, la presse rapporte ces débats en mettant en évidence le caractère rétrograde des arguments en faveur de leur maintien, et en dénonçant le fait que les conservateurs adoptent des positions obsolètes. Cela signifie qu'ils sont dépassés par la modernité, désormais "patrimoine" des réformateurs ; ce sont deux mondes opposés qui s'affrontent de façon irréconciliable, comme le reconnaît El Progreso, quand il affirme que l'unité d'intérêts a disparu.

Divergences radicales et révolution

La période qui suit l'état de siège proclamé en novembre 1850 est marquée par une croissante radicalisation des positions, d'autant qu'elle coïncide avec la lutte électorale. "Le plus réel et le plus positif pour moi est que l'esprit public se réveille, que l'excitation continue, que les partis s'affrontent, que les masses se mettent en mouvement ; que tous ces nuages parviennent enfin à se réunir : ils produiront alors la tourmente dont le pays a tant besoin pour se régénérer ; pour entrer dans la véritable voie du progrès", écrit Bruno Larraín à Pedro Félix Vicuña[75]. Malgré l'état de siège, une série de pamphlets circulent contre Montt et les conspirations sont fréquentes dans tous les secteurs. Tout cela ne fait que démontrer qu'il existe des fractures dangereuses pour l'hégémonie conservatrice.

 Le ton, dans la presse, est de plus en plus violent ; tous cherchent à s'arroger la représentation populaire. El Artesano, appuyé par El Consejero del Pueblo, défendent le gouvernement, alors que El Artesano Opositor, avec El Amigo del Pueblo et El Progreso, haranguent les travailleurs dans un langage qui est loin d'être pacifique. "Nous sommes le peuple ; c'est pour cette raison que nous sommes nombreux -et nous et le peuple devons vaincre, si la constance et l'union nous aident"[76]. "Les souffrances des peuples ne sont pas éternelles. Un peu de temps encore, et la province déchirée par des gouvernants sans foi ni conscience se lèvera, énergique et libre, piétinant les lois et les hommes qui l'ont tyrannisée", écrit La Barra en faveur de la candidature de Cruz[77].

"Quels biens conquerrait le peuple dans une révolution ? Ne jouit-il pas de la paix, ne vit-il pas tranquille et content en cherchant dans le travail la subsistance et la fortune ?", se demande El Verdadero Chileno, cherchant à calmer les passions[78]. Ce même journal répand la peur contre le désordre idéologique que propagent les clubs, par des formules telles que celle-ci :

"L'ambition, l'envie, et autres mauvaises passions qui sont des préludes funestes de maux qui ne tarderont pas à détruire la société si on ne les coupe pas rapidement, voilà ce qu'enseignent les clubs aux ignorants et aux pauvres".

Selon El Verdadero Chileno, cette conduite renverse "l'ordre de la nature", car en effet, "un malheureux et un ignorant, sans éducation et sans fortune, uniquement né pour gouverner la faucille et le rasoir du barbier, pourra-t-il jamais laisser cette place que lui a donné la nature pour gouverner la société et les hommes qui ont plus de connaissances et de biens que lui ?"[79]. Ce type d'allusions est en relation directe avec la peur du message socialiste, également interprété comme une menace à l'ordre social. El Verdadero Chileno, dans sa section Folletín, où il publie normalement les oeuvres littéraires envoyées au journal, commence une série intitulée Donato o El Socialismo Juzgado por el Buen Sentido, où il tente ironiquement de déprécier aux yeux du peuple le message socialiste, en le présentant comme une utopie et un mensonge pour le peuple qui, du fait de son incapacité à choisir le bien, s'est laissé tromper par de fausses promesses qui conduisent à sa destruction.

"Les grands mots tels que "travailleurs", "peuple", "égalité", tant de fois exploités pour duper les ignorants, ont retrouvé leur véritable signification ; les truanderies, les intrigues des agents en élection, qui falsifient le suffrage universel, se sont exposés au regard et au mépris du peuple (...) : enfin, la religion apparaît avec son inépuisable charité, réparant les ruines faites par le socialisme".

Dans la préface, l'auteur reconnaît l'alarme que soulèvent les implications sociales de cette doctrine, ainsi que la lecture de la victoire des républicains en France :

 "Un tel se demande avec inquiétude ce que va devenir en France la fortune publique et privée, ce qu'il va advenir de l'ordre moral et même de l'ordre matériel, sous les coups incessants des innovateurs qui veulent tout détruire pour reconstruire une société à sa convenance. Les doctrines du socialisme ne sont pas restées dans la région des utopies ; elles sont descendues des écoles rationalistes aux ateliers, aux cabanes"[80].

 Il ne fait aucun doute que la presse, canal par lequel on peut transmettre au peuple les sentiments de la classe dirigeante, exprime mieux que tout autre cette peur viscérale face à l'altération des liens naturels qui assignent à chacun une place dans l'échelle sociale, base de toute organisation politique. "Un homme a besoin de vingt années d'éducation pour acquérir dans la société une position décente", annonce avec fermeté El Mercurio[81]. Les idées libérales et socialistes, bien que situées "dans la région des utopies", font partie des canons de la modernité qui attirent l'élite chilienne. Il suffit de rappeler avec quelle facilité des hommes comme Sarmiento et le président Bulnes lui-même soutiennent les partisans de ces nouvelles doctrines. Mais leur application pratique, comme le démontre la citation ci-dessus, ne fait pas partie des projets de ses défenseurs théoriques, particulièrement en raison des dommages qu'elles peuvent créer à l'ordre social. Pour cette raison, El Mercurio affirme que "le mal n'est pas en Dieu, mais dans les idées ; le remède n'est pas à trouver dans les hommes ; il est dans les institutions que le gouvernement du peuple doit donner au peuple"[82]. Le fantasme du désordre institutionnel apparaît parallèlement au désordre social.

L'état d'urgence est considéré de plus en plus comme une nécessité, face aux idées destructrices de la "contagion socialiste". C'est cette même raison qui justifie les mesures interventionnistes du gouvernement lors du processus électoral. Bien plus que pour les raisons idéologiques avancées, c'est en raison de ce contexte qu'éclate le soulèvement du 20 avril 1851 ; celui-ci, en effet, est "une bataille dans les rues de Santiago"[83], une émeute, une forme de catharsis nécessaire au milieu d'une telle effervescence discursive.

L'aventure continue

Durant son séjour au Chili, Arcos ne parvient pas à devenir un leader populaire. Son engagement révolutionnaire émane plus de sa personnalité rebelle que de ses idées ou d'une aspiration à l'identité latinoaméricaine qui apparaît dans ses écrits après quelques années passées à La Plata et à Buenos Aires.

 Arcos, qui s'est marié secrètement et a deux enfants, part avec eux à San Luis, en Argentine, pensant y trouver du travail dans les mines, mais il n'y rencontre pas le moindre succès. En 1859, il vit modestement et commence à entrer en contact avec les personnages les plus importants de la classe politique argentine. Il entretient toujours une étroite amitié avec Mitre et Sarmiento qu'il avait connus au Chili et "grâce à son caractère agréable et enjoué, il parvient à s'approcher de la société argentine"[84].

Au lendemain du renversement du dictateur de l'Argentine, Juan Manuel de Rosas, par le caudillo Justo José Urquiza, c'est à Buenos Aires que Arcos renoue avec la vie politique. Après la victoire de Urquiza, la Confédération Argentine proclame son Indépendance, et peu après, Buenos Aires rédige sa propre constitution. Arcos, libéral et admirateur de la modernité politique, et surtout ami personnel de Mitre, s'intègre rapidement au groupe politique de ce dernier. Il y rencontre entre autres Vélez-Sarsfield, Lucio Mansilla, Vicente López, le colonel Paunero, et Domingo Faustino Sarmiento.

 Arcos devient journaliste au service de la cause de Buenos Aires[85]. Il fréquente assidûment les clubs républicains et intègre probablement la franc-maçonnerie, à l'instar de ses amis proches. Par ailleurs, Arcos est propriétaire d'une île dans le delta du Paraná où il produit des fruits, des légumes et de l'herbe à maté qui sont vendus sur le marché de Buenos Aires. Il cultive aussi du bambou qu'il importe du Chili.

 En 1859 a lieu l'affrontement entre la Confédération Argentine et Buenos Aires. Arcos ne peut s'empêcher de prendre parti et de participer activement à la lutte contre le "provincialisme traditionnel et barbare" incarné par Urquiza, lutte dont Buenos Aires sort évidemment victorieuse.

Après la bataille de Cepéda, Arcos sert au poste d'intendant dans l'artillerie de l'armée de Buenos Aires, aux côtés du colonel Paunero et de Mitre[86]. Selon les propres mots du colonel Paunero, sans Arcos, il "n'aurait pas pu faire la moitié de ce qu'il a fait"[87].

 C'est entre janvier et juin 1859 qu'Arcos perd sa femme et un de ses enfants d'une maladie contagieuse[88]. A partir de cette date et grâce à la trêve signée entre la Confédération et Buenos Aires, il se consacre à la rédaction de deux de ses oeuvres, L'utilité de vaincre dans les localités de la République Argentine et Les frontières et les Indiens.[89]

 Après la victoire de Buenos Aires, Bartolomé Mitre est élu président de la Nation Argentine le 5 octobre 1862. Or, de 1860 à 1864, nous perdons la trace de Arcos, qu'on retrouve à Paris en 1865. On se demande pourquoi il a quitté l'Argentine de Mitre qui aurait pu enfin lui offrir la possibilité de mettre ses idéaux en pratique. Il est difficile de répondre à cette question, la mort de son père l'oblige peut-être à rentrer en France pour régler la succession.

 En 1865, Arcos écrit en français La Plata, une étude historique, essai dans lequel il mêle des réflexions d'ordre politique, économique et social sur l'Argentine des origines à 1861 et expose ses idées libérales. Il établit un lien entre le catholicisme romain, la soumission à l'autorité politique et le manque de dynamisme économique. Arcos apparaît comme anti-espagnol, anti-absolutiste et admirateur de l'économie anglo-saxonne. Il est aussi le défenseur de l'action communautaire, l'utopiste et le critique de la terreur que Rosas fit régner en Argentine et qui, selon lui, ne fut pas pire que celle qui régna en France dans les plus mauvais jours de 1793-1794 sous Robespierre[90].

Peu d'informations nous sont parvenues sur sa vie à Paris sous le Second Empire. L'héritage de son père lui permet de vivre aisément, et son frère Domingo est fiancé à Eugénie de Montijo, la future Impératrice[91]. A Paris, Arcos fréquente la haute société ainsi que les clubs républicains. C'est un habitué des réunions sociales de Pi y Magall, Castelar et Sagaste, des exilés espagnols qui l'encouragent à partir en Espagne. Il a alors 47 ans et, faisant valoir ses origines, il se présente comme candidat du parti républicain fédéral aux élections de l'Assemblée constituante de janvier 1869, dans la ville de Ciudad Real. Sans liens avec son électorat et doté d'un fort accent franco-chilien, Arcos compte sur son éloquence et sur sa force de persuasion qui se révèlent cependant insuffisantes pour l'emporter. Il reste malgré tout en Espagne jusqu'en 1871. On connaît sa vie à cette époque à travers sa correspondance avec Lucio Mansilla qui lui dédie son livre Une incursion chez les Indiens Ranqueles en 1870[92].

En 1869, il publie son dernier livre Aux électeurs des députés pour les prochaines Cortes Constituantes, destiné aux habitants de Ciudad Real[93]. Dans cet ouvrage, il analyse la situation espagnole et critique l'action politique des libéraux. Il prône la solution révolutionnaire et l'avènement d'une république fédérale :

"(...) chaque individu libre dans la commune, chaque commune libre dans la province, les provinces libres dans la Nation."[94]

 En avril 1871, on le retrouve à Naples où il rencontre Benjamin Vicuña Mackenna, une vieille connaissance de l'époque de la Sociedad de la Igualdad. Il nous donne une description d'Arcos :

"(...) vieux, courbé, sa barbe blanche assombrissant son triste sourire"[95].

Est-il vieux ou vieilli par la partialité de Mackenna, son traditionnel opposant ? Arcos n'a que 49 ans, mais il souffre d'un cancer de la gorge et se trouve peut-être diminué par son dernier échec en Espagne. C'est le dernier témoignage du vivant d'Arcos que nous possédons. Le 23 septembre 1874, selon un de ses biographes, "lors d'un de ces vertiges que lui donnait cette épouvantable maladie, il se suicide en se jetant dans la Seine"[96].

 "Il y a quelque temps, le beau frère du duc de Frias se noyait. Hier un autre gentilhomme espagnol, M le duc de Santiago Arcos, se suicidait aux portes de Paris.

 Depuis longtemps, M Arcos était en proie à une terrible maladie, il avait une carie des maxillaires, compliquée d'un cancer à la joue. Il y avait deux jours qu'il ne pouvait plus manger ; il résolut de mourir.

 Avant hier soir, à huit heures et demie, le duc envoya chercher une voiture de place et il monta sans dire à personne où il allait. Il donna au cocher l'ordre de le conduire au pont d'Argenteuil. Là, il le paya et il le renvoya.

 Puis, enjambant le parapet du pont, il se précipita dans la Seine.

 A la même heure, un de ses amis recevait une lettre dans laquelle il lui annonçait son funeste projet. L'ami se rendit immédiatement 8, rue Newton, où le duc demeurait avec sa femme et son fils. Il montra la lettre au jeune homme et le premier moment de désespoir passé, tous deux prirent des mesures pour retrouver le cadavre.

 Hier matin, on fit draguer la Seine, et l'on retrouva le corps dans l'endroit indiqué. Il avait à la joue une si effroyable plaie provenant de son cancer, qu'on crut d'abord qu'il s'était tiré un coup de pistolet avant de se jeter à l'eau.

 M. Santiago Arcos était un littérateur très distingué. Il a notamment écrit une très remarquable Histoire de La Plata. Jusqu'à ces derniers temps, cela avait été un homme d'un caractère des plus aimables. Qui eût dit alors que par un soir de pluie, ce chef d'une maison illustre s'en irait sur un pont désert au milieu de la campagne, et se noierait là comme un poète sans pain, au milieu de la grande tristesse du soir"[97].

 La chronique nécrologique nous éclaire sur la vie d'Arcos. L'Egalitaire de 1850, le républicain de 1868 porte le titre de duc en 1874. Une invention d'Arcos ? Une mauvaise intention du Figaro ? Nous ne disposons pas d'informations permettant de répondre à ces questions.

Conclusion

Les idées politiques et sociales d'Arcos, inspirées de la seconde République française, furent adoptées par la Sociedad de la Igualdad. Cette dernière diffusa largement le libéralisme et fut l'élément catalyseur de l'évolution politique chilienne au milieu du XIXème siècle. Arcos resta avant tout un utopiste en quête d'une patrie qui accueillerait ses idéaux.
 

 Traduction : Caroline Marcel, Véronique Hébrard, Emmanuel Saint Fuscien


[1] Selon Barros Arana, historien chilien, Arcos a acquis sa fortune en tant que pourvoyeur de l'armée et du fait de sa complicité avec l'homme de confiance de O'Higgins, José Antonio Rodríguez Aldea.

[2] B. VICUñA MACKENNA, Historia de la jornada del 20 de abril de 1851, R. Jover, Ed. Santiago 1878, p. 31.

 [3] Ricardo LATCHMAN, "Santiago Arcos", Diario Frente Popular, p. 2, 17 octobre 1936.

 [4] Diego BARROS ARANA, Necrologia de Don Santiago Arcos, in Obras Completas, tomo II, p. 455-456.

[5] Gabriel SANHUEZA, Santiago Arcos, Ed. del Pácifico, Santiago 1956, p. 47-50.

 [6] Domingo Faustino SARMIENTO, Viajes por Europa, Africa y América, Santiago, 1849, p. 476.

[7] J. C. PETITFILS, Los Socialismos Utópicos, Ed. Aldala, Madrid, 1979, p. 158.

 [8] Maurice AGULHON, Une ville ouvrière du temps du socialisme utopique : Toulon, 1815 à 1851, Mouton, Paris-La Haye, 1970 (cité par Petitfils, op. cit. p. 160).

 [9] Santiago ARCOS, La contribución y su recaudación, Valparaiso, Imprenta el Comercio, 1850.

 [10] SARMIENTO, op. cit. p. 450

 [11] Ibid., p. 450-457.

 [12] Antonio IñIGUEZ, Historia del Periodo revolucionario en Chile : 1848-1851. Ed. El Comercio, Santiago, 1905, p. 495.

 [13] VICUñA, Historia de la Jornada del..., op. cit. p. 30

 [14] BARROS, Un decenio en la..., tomo II, p. 380

 [15] Diego BARROS ARANA, Un decenio de la Historia de Chile, Santiago, Ed. Barcelona, 1913, tome II, p. 354.

[16] José ZAPIOLA, La sociedad de la Igualdad i sus enemigos, Santiago, Ed. Guillermo Mendoza, 1902, p. 8-9.

 [17] Domingo AMUNáTEGUI SOLAR, Historia social de Chile, Santiago, Ed. Nascimento, 1932, p. 290. Il faut signaler que Arcos se reconnaissait comme un fervent admirateur de Fourier et des socialistes utopistes de la génération de 48 français.

 [18] Sur l'influence de Lamartine sur les jeunes intellectuels chiliens, le témoignage le plus important se trouve dans l'oeuvre de l'historien Benjamin VICUñA MACKENNA, Los Girondinos Chilenos, Santiago, Ed. Guillermo Miranda, 1902.

 [19] ZAPIOLA, op. cit., p. 8.

 [20] Pedro P. FIGUEROA, Diccionario biográfico de Chile, Santiago, Lit. y Encuad., Barcelona, 1987, p. 561.

 [21] Les libéraux s'appelaient de cette façon en référence à leur habitude d'être mal coiffés.

 [22] Voir Christián GAZMURI, El '48' chileno, Santiago, Ed. Universitaria, 1992.

 [23] GAZMURI, ibid.

 [24] El Progreso, 18 juillet 1850.

 [25] El Progreso, 4 mai 1850.

 [26] "Los Retrogrados", El Progreso, 28 août 1850.

 [27] Lettre de Manuel Bulnes au Colonel Necochea, 20 février 1851, in "La elección presidencial de 1851 y el nepostismo", BACH, n°74, 1966.

 [28] Ibid.

 [29] "Partido del Orden", El Progreso, 19 mars 1850.

 [30] "El Orden y el Progreso", El Progreso, 9 avril 1850.

 [31] "Votos por la Patria", El Progreso, 10 avril 1850.

 [32] J.V. LASTARRIA, Diario político 1849-1852, Santiago, Ed. A. Bello, 1968.

 [33] Voir Alberto EDWARDS, La Fronda Aristocrática, Santiago, Ed. del Pacifico, 1945.

 [34] Lettre de Manuel Bulnes à José Maria de la Cruz, 24 février 1851, op. cit.

 [35] Bosquejo Historicos de los Partidos Políticos Chilenos, op. cit., p. 46.

 [36] El Progreso, 18 septembre 1850.

 [37] El Mercurio, 5 novembre 1850.

 [38] El Progreso, 18 septembre 1850.

 [39] El Amigo del Pueblo, 1er mai 1850.

 [40] El Mercurio, 15 novembre 1850.

 [41] La Barra, 26 juillet 1850.

 [42] El Amigo del Pueblo, 1er mai 1850.

 [43] El Amigo del Pueblo, 5 mai 1850.

 [44] El Amigo del Pueblo, 27 avril 1850.

 [45] El Amigo del Pueblo, 5 avril 1850.

 [46] El Mercurio, 8 juillet 1851.

 [47] El Amigo del Pueblo, 2 avril 1850.

 [48] El Verdadero Chileno, 8 juin 1850.

 [49] Antonio VARAS, Correspondencia de Antonio Varas, 20 avril 1850.

 [50] El Verdadero Chileno, 4 juillet 1850.

 [51] Ibid.

 [52] El Conservador, 21 mai 1851.

 [53] El Mercurio, 28 juin 1851.

 [54] El Verdadero Chileno, 4 juillet 1850.

 [55] El consejero del Pueblo, 12 octobre 1850.

 [56] Ibid.

 [57] El Verdadero Chileno, 26 septembre 1850.

 [58] Ibid.

 [59] Publicada en El Progreso, 23 dÈcembre 1850.

 [60] El Mercurio, l5 novembre 1850.

 [61] Ibid.

 [62] J. V. LASTARRIA, Diario Político, op. cit., p. 67.

 [63] El Amigo del Pueblo, 29 avril 1850.

 [64] La Barra, 8 julliet 1850.

 [65] Ibid.

 [66] El Amigo del Pueblo, 1er mai 1850

 [67] La Barra, 27 juin 1850.

 [68] El Progreso, 8 avril 1850.

 [69] La Barra, 6 juin 1850.

 [70] El Progreso, l5 septembre 1850.

 [71] A partir du l9 octobre 1850.

 [72] El Mercurio, 6 juillet 1850. En septembre 1850 fondation de la 'Sociedad Aconcaguina', "pour soutenir la vraie République et l'opposition."

 [73] El Progreso, 24 avril 1850.

 [74] El Progreso, 4 mai 1850.

 [75] VICUñA MACKENNA, Historia... op. cit. document n° l2.

[76] El Progreso, l4 mars 1851.

 [77] La Barra, 22 juin 1850

 [78] El Verdadero Chileno, 3 août 1850.

 [79] El Verdadero Chileno, 1er octobre l850.

 [80] El Verdadero Chileno, 1er octobre 1850.

 [81] El Mercurio, 11 marzo 1851.

 [82] El Mercurio, l6 octobre 1850.

 [83] VICUñA MACKENNA , Historia de la jornada... op. cit.

[84] Ibid., p. 562.

 [85] Julio Cesar JOBET, Los Precursores del pensamiento social en Chile. Edit. Universitaria, Santiago,1955, p. 30

 [86] BARROS ARANA, Un decenio de la Historia de Chile. op. cit. t. II, p. 385

 [87] Archive de Bartolomé Mitre, t. XVI, p. 185, lettre de Paunero [daggerdbl] Mitre, juillet 1859. 28 vol. Buenos Aires 1911-1913

[88] Les biographes de Santiago Arcos ne mentionnent pas de quelle maladie il s'agit.

 [89] Titre original: Las Fronteras y los indios, Imprenta Berheim, Buenos Aires, 1960.

 [90] Santiago ARCOS, La Plata Etude Historique, Ed. Levy Frères, Paris, 1865, p.445

 [91] Lucio MANSILLA, Entre Nos t. III, Buenos Aires, 1889, pp. 92-96

 [92] Santiago ARCOS, Una incursion a los indios Ranqueles. Premier edition Buenos, Aires, 1870.

[93] Santiago ARCOS, A los electores de diputados para la proximas Cortes Cosntituyentes, Imprenta de los caminos del hierro, Madrid, 1868.

 [94] Ibid., p. 6

[95] Benjamin VICUñA MACKENNA, Historia de la jornada del 20 de Abril de 1850, Rafael Jover Edit. Santiago, 1878, p. 46, 47.

 [96] Ibid., p. 562.

 [97] Le Figaro, vendredi 25 septembre 1874.


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